En 1968, Ed Sullivan est le roi incontesté de la variété et du divertissement à la télévision américaine. Depuis sa création en 1948, son émission, le "Ed Sullivan show" est devenu le passage obligé pour qui veut faire carrière aux Etats-Unis. Il faut dire qu'avec une moyenne de 12 millions de téléspectateurs chaque dimanche soir, c'est l'émission musicale la plus regardée du pays. Elvis et les Beatles y ont débuté et Berry Gordy, patron de la Motown, a su qu'il avait réussi son pari fou de produire un groupe noir capable de séduire le public blanc lorsque Diana Ross et les Supremes devinrent les préférées de Ed, qui les invita presque 20 fois dans son show.
En 1968 donc, Ed Sullivan présente aux américains installés en famille devant leur poste les talents d'aujourd'hui, d'hier et de demain et un certain soir de mai, il ne semble pas peu fier d'introduire sa nouvelle découverte : elle a 15 ans, porte une robe verte que seul son jeune âge explique et elle s'appelle Julie Budd.
Dès le lendemain de son interprétation fort inspirée de "Skylark" de Johnny Mercer, une rumeur va se répandre comme une traînée de poudre : la voix, le physique, l'expression corporelle sont sans appel, Julie Budd ne peut être que la petite soeur de Barbra Streisand. La ressemblance est décidément trop troublante pour qu'elles ne soient pas de la même famille.
Ce qui est curieux, c'est que Julie Budd n'est pas une inconnue puisque cela fait deux ans qu'elle participe régulièrement à un autre show, celui de Merv Griffin, chanteur devenu présentateur puis créateur de jeux (on lui doit "Jeopardy" et "La roue de la fortune", merci encore, Merv, d'ailleurs). A plus de 30 reprises on a pu admirer l'étonnante maturité de sa voix, on connait quelques détails sur sa vie (née à Brooklyn, origine juive, chantant depuis qu'elle a 5 ans) et pourtant, personne ne peut croire qu'elle n'est pas affiliée à Barbra.
D'une certaine façon, cela n'est pas étonnant car en 1968, le statut de Barbra Streisand n'est plus celui d'une star : elle est une galaxie lointaine qui de temps à autre rejoint la terre pour honorer ses fans. On parle de folie Barbra, d'obsession Streisand, on copie son style, sa coupe de cheveux, on la suit, on la traque et surtout on achète ses disques : 10 albums entre 1963 et 1968, tous certifiés d'or ou de platine.
L'intrusion de Julie Budd dans les foyers américains ne semble donc qu'une énième péripétie de la Streisand-mania qui sévit, largement alimentée par les maisons de disques qui tentent toutes de reproduire le miracle réalisé par CBS. La firme avait été la seule à croire en Barbra Streisand, qui ne ressemblait alors à rien de connu, en tout cas à tout sauf à une chanteuse pouvant faire carrière. C'était pourtant ce qui s'était produit, voilà pourquoi depuis 2 ans, il n'y a pas un label qui ne cherche pas sa Streisand.
Les disques Warner et MGM avaient été les premiers emprunter la voix dangereuse du clonage mais sans chercher très loin puisque les deux maisons de disques vont se ruer sur Marilyn Michaels et Lainie Kazan, respectivement remplaçante de Barbra dans la tournée américaine de "Funny Girl" et doublure de Barbra à Broadway dans le même show. Les deux jeunes femmes sont des Streisand en puissance, physiquement comme vocalement et c'est sur la même voie qu'elles vont se lancer : ballades, reprises surprenantes, emprunts jazzy. Difficile de discerner une véritable personnalité.
RCA va jouer la différence en signant celle qui va devenir la "Barbra Streisand australienne", Lana Cantrell, peut-être la seule à pouvoir réellement rivaliser avec Barbra. Lana est célébre aux antipodes depuis qu'elle est adolescente. Elle est musicienne. Et à la différence de Marilyn et Lainie, elle est de plus blonde. C'est Barbra version goy, une aubaine pour le public wasp qui, malgré son succès phénoménal, continue de trouver Streisand un peu ethnique.
Puisqu'il y a déjà deux Barbra bis et une Barbra blonde, il reste à Julie Budd de devenir ce qu'on croit qu'elle est déjà : une petite Streisand. Chez MGM puis RCA, Julie enregistre trois albums entre 1968 et 1971, avec un succès honorable, mais comme c'est d'ailleurs le cas pour ses rivales.
Le problème, qui aurait dû être anticipé par les maisons de disques mais qui visiblement n'effleura personne est que le public ne va totalement se passionner pour des ersatz quand l'originale est très présente et surtout très prolifique. Marilyn Michaels va la première se détourner de cette carrière "à la manière de" pour se consacrer à l'imitation. Lainie Kazan va se diriger vers le cinéma et les night-clubs. Quant à Lana Cantrell, elle va littéralement disparaître après 6 albums, mais 6 albums si suaves que nous en reparlerons très prochainement.
La petite Julie Budd, rapidement lâchée par RCA, va devoir se contenter de singles, entamant une courte période disco au cours des années 70 qui sera, anecdotique, certes, mais qui explique pourquoi elle se trouve sur cette fameuse photo prise au Studio 54, derrière Divine et Grace Jones visiblement très joyeuses. Le profil qui rit, c'est bien elle.
En 1980, Julie Budd, aux bords de l’abîme, voit sa chance tourner lorsque Disney lui propose un contrat et un rôle dans un film qui va plutôt réussir au box-office : "Max et le diable". Mais les vedettes en sont Bill Cosby et ironiquement Elliott Gould, ancien monsieur Streisand et son rôle de chanteuse qui trouve la gloire est décidément trop "Une étoile est née", dont Barbra a tourné un remake en 1976. Bien que très talentueuse, Julie replonge dans l'obscurité.
Sans doute parce qu'elle était jeune et donc, supposons-le, pleine d'espoir, Julie Budd ne va jamais arrêter de chanter et jouit depuis une dizaine d'années d'une réputation de chanteuse chic de province, ce qui n'est pas le pire qui pouvait lui arriver mais semble le cimetière des éléphants des gens ayant un peu loupé une carrière. Désormais blonde, la soixantaine élégante, elle produit ses disques et chante désormais du Cole Porter accompagnée d'orchestres symphoniques. Certains sont toujours persuadés qu'elle est la soeur de Barbra mais le cache. Elle a décidé de ne plus lutter contre ce qui est devenu une véritable légende urbaine.
Le plus idiot dans cette histoire, outre les carrières sans doute gâchées de jeunes femmes talentueuses auxquelles on n'a pas réellement donné la chance d'être elles mêmes, est que Barbra possède bien une soeur, demi-soeur pour être exact, qui lui ressemble et chante comme elle. Elle s'appelle Roslyn Kind et participa à cette guerre des clones entre 1965 et 1972.
Signée par RCA, elle enregistra deux albums originaux en 1969 et 1970 avant que le couperet ne tombe : trop Barbra ! Ce dut être très agaçant puisque c'est un peu pour cela qu'on l'avait enfermée dans un studio d'enregistrement. La vie peut être suave. Elle peut être également cruelle et paradoxale. Parfois elle est quand même franchement pénible.
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