dimanche 4 avril 2021

Les très suaves heures de l'Histoire Contemporaine : le jour où il fallut trouver un visage à la margarine.





















Ce n'est pas tant le dimanche pascal qui nous inspire la belle histoire du weekend mais plutôt la célébration d'un anniversaire, d'un centenaire même, à côté duquel vous êtes sans doute passés et que nous fêtons depuis vendredi dernier, Saint, certes, mais sans rapport avec ce qui nous intéresse aujourd'hui. 

Et le aujourd'hui en question se déroule en 1953, alors qu'un épineux problème se pose au sein de l'entreprise Astra, qui depuis 1912, règne presque sans conteste sur le monde merveilleux de la margarine. Et il en a fallu du courage et il en a fallu livrer des bataille, pour parvenir à ce rang de leader français et même européen du faux beurre, qui en cette année 1953 donc, voit ses ventes baisser pour la première fois depuis des années. 





















L'histoire en elle-même de la margarine est une saga comme nous les chérissons, due au génie français et en particulier aux travaux d'un pharmacien de Draguignan Hippolyte Mège-Mouriès dont le nom était déjà auréolé d'une certaine réputation depuis qu'il avait mis au point un traitement contre la syphilis et qui, en 1869, remporta un concours lancé par Napoléon III, désireux de trouver un substitut meilleur marché au beurre et qui se conserverait bien mieux, afin, principalement, d'être utilisé dans l'armée. Mège-Mouriès offrit au monde la margarine. Ce fut le triomphe de sa vie. Dix and plus tard il disparaissait, ruiné et oublié de tous. Enfin presque. 

La lecture de la presse des années 1870-1880 est, au sujet de la margarine, merveilleuse, puisque celle-ci est tantôt présentée comme le cadeau des dieux que plus personne n'espérait, tantôt comme la preuve de l'existence du Malin. Il faut dire que si, au départ, le procédé de Mège-Mouriès est ingénieux : fabriquer une pâte ressemblant au beurre à partir de la fonte et de la récupération des graisses contenues dans les cadavres de bovins, barattée comme du beurre et additionnée d'eau et de crème (en gros hein), rapidement, la perspective de faire fortune grâce à cette invention va tenter tous les fondeurs de France. 

Il existait en effet une riante profession au XIXe dont l'activité consistait à faire fondre la graisse des carcasses animales afin d'en récupérer ce qui allait devenir le suif, principalement utilisé pour l'éclairage, la fabrication de bougies bon marché et dans certains cas afin de lubrifier les moteurs. Tout le monde, ou presque, enfin tous les gens disposant de grands fours et de cadavres de bœufs se mirent donc à fabriquer de la margarine, généralement infame et dangereuse pour la santé. Dès 1871, Mouriès sentit que son invention prenait un mauvais tournant. Il revendit vite son brevet à des Hollandais. Et voilà pourquoi c'est aujourd'hui un Dieu pour qui est un peu nordique. 












Car pendant qu'en France, on se déchirait au Parlement afin de voter des arrêtés empêchant la vente de margarine dans le périmètre des laitiers afin d'éviter toute confusion entre le bon beurre et son méchant ersatz (la chose se reproduira avec la chicorée combattue par l'industrie du café), aux Pays-Bas, mais également en Scandinavie ou en Allemagne, et dans une moindre mesure en Angleterre, on investissait très largement afin de fabriquer une margarine de qualité, hygiénique et sûre, dans des usines high-tech que l'Europe entière venait visiter. Et on dressait des statues à Hippolyte MM.

Et c'est ainsi qu'au tournant du siècle on vit apparaître les premières grosses fortunes venues de l'or jaune, à l'image des fondateurs du groupe Margarine Unie, qui vont peu à peu gonfler en achetant tous les producteurs sérieux de margarine qu'ils croisent sur leur passage, comme en 1929, la sympathique société Astra-Calvé, ce qui nous permet de raccrocher nos wagons. 

Car depuis 1912, dans la charmante bourgade d'Yvetot près de Rouen, Astra Calvé fabrique une margarine de qualité, qui ne redoute que la concurrence de la margarine TIP, produite elle à Malaunay, bourgade moins charmante mais encore plus proche de Rouen. Intégrant le groupe Margarine Unie, Astra bénéficie désormais d'une force commerciale sans pareil. En quelques années, s'en est fini de la margarine Tip, dont les fondateurs, les deux frères Pellerin, ne laisseront dans l'histoire qu'un EPHAD portant le nom de l'ainé à Malaunay et un tableau de Matisse pour le cadet. 
























La belle histoire du weekend prend son allure de croisière lorsqu'en 1930, le groupe Margarine Unie s'associe avec les producteurs de savons britanniques Lever Brothers, pour devenir la société Unilever, première multinationale de l'agro-alimentaire, fusion réalisée pour une raison bête comme chou : arrêter de se disputer les réserves de saindoux utilisées pour le savon comme pour la margarine. 

La margarine Astra est donc désormais dans le giron d'Unilever qui en bonne multinationale qui se respecte, n'apprécie que moyennement le manque de rentabilité de ses filiales. En 1953, on achète clairement moins de margarine, en raison sans doute de la fin des restrictions d'après-guerre et de l'envie de retrouver le bon goût du beurre. Il faut redonner envie aux français de cuisiner aux huiles végétales. Car depuis le début du XXe siècle, la margarine n'est plus composée de graisses animales mais d'extraits hydrogénés de coprah, palme, tournesol, maïs ou arachide.

La campagne de relance de la margarine se réfléchie donc très sérieusement au sein d'Unilever France pour arriver à cette conclusion : créons une émission de cuisine pour ce nouveau média appelé télévision ! D'autant que l'idée est déjà en cours de préparation à l'Ortf qui a embauché un chef haut en couleur : Raymond Oliver. Unilever se tourne alors vers Télé Luxembourg qui accepte le projet avec joie mais qui pour concurrencer l'émission française ? 


 



















Et c'est alors qu'apparaît Françoise Bernard ! Puisque l'Ortf va avoir un chef approchant la cinquantaine et vantant la tradition culinaire française dans la veine d'Escoffier, Télé Luxembourg fait le pari d'une jeune femme d'à peine trente ans, qui va cuisiner pour la femme moderne, sans tablier, une femme qui travaille et n'a donc pas trois heures à consacrer au repas du soir. Mais qui a toujours une plaquette d'Astra dans ses placards. 

A vrai dire, Françoise Bernard n'existe pas. Elle s'appelle Andrée Jonquoy, elle est secrétaire de direction chez Unilever et ne sait pas cuisiner. Mais elle est ce qu'on recherche et en plus, elle est déjà sous contrat. "Andrée Jonquoy" n'étant pas jugé un nom très télévisuel, on regarde du côté des naissances les deux prénoms les plus donnés en 1952. Françoise pour les filles, Bernard pour les garçons. Françoise Bernard est née. On lui adjoint trois chefs étoilés pour lui concocter des recettes et lui apprendre les tours de main et la voilà sous les feux des projecteurs, 30 minutes par semaine et c'est un succès. 

Télévision, radio, magazines : Françoise-Andrée est une telle vendeuse que la margarine Astra repart de plus belle et qu'on l'envisage désormais comme l'atout charme indispensable pour doper les ventes. Seb sort un autocuiseur ? Françoise Bernard devient madame cocotte minute et se charge (enfin son équipe) du livret de recettes l'accompagnant. Moulinex développe sa gamme ? Françoise Bernard est là et avec elle ses dépliants simples et colorés qui donnent tant d'idées à reproduire en cuisine.






















Et à ce stade, on est en droit de s'écrier : "Mais pauvre Andrée, esclave d'une multinationale lui ayant même volé son nom !!!". Calmons-nous et voyons la suite. 

Forcément, on ne devient pas une superstar de l'agro-alimentaire sans attiser l'intérêt des éditeurs de manuels culinaires. Mais ce n'est pas franchement ce qui intéresse Unilever. Hachette est par contre sur les rangs. Françoise Bernard est un nom qui pourrait sans doute vendre des milliers de livres de recettes. 

Parce que la vie est parfois douce et charitable, Unilever vend la marque "Françoise Bernard" à Hachette qui se dépêche de la rendre à la principale intéressée. Il ne reste plus qu'à se mettre au travail, ce que va faire celle qui a même oubliée qu'elle s'appelait un jour Andrée pendant 50 ans. 






















En 10 ans, Françoise Bernard va réussir l'impensable : concurrencer sérieusement la papesse de la cuisine familiale, Ginette Mathiot, dont Albin Michel vend depuis 1932 le "Je sais cuisiner" qui mériterait un billet fleuve ou même un biopic. Mais là, nous ne sommes pas certains que même quatre semaines de confinement suffiraient pour faire le tour de la question, tant la vie de Ginette Mathiot reste un mystère. 

A l'inverse, Françoise Bernard, qui donnait encore des interviews il y a deux ans, ce qui était plus compliquée avec Ginette, disparue en 1998, dut sans doute son succès à son accessibilité et son allure de voisine à qui on va chiper une recette parce qu'elle est trop sympa et fait de formidables avocats cocktails. 

Et il faut croire que la margarine conserve puisque nous fêtions vendredi dernier son centième anniversaire. L'usine Astra d'Yvetot n'existe plus depuis longtemps. Astra, la marque, s'est fondue dans Unilever où elle navigue aux côtés de Maille et de la soupe Royco. Et Saint Hubert, sous pavillon chinois depuis 2017, est depuis des années leader des margarines végétales. Mais Françoise Bernard est toujours là et elle vous salue bien bas. Happy birthday Andrée !




6 commentaires:

Jérôme moins anonyme a dit…

Quelle belle histoire normande !

soyons-suave a dit…

Quelle belle région française il faut dire :) Surtout sa campagne d'ailleurs...

Jérôme moins anonyme a dit…

Breton 100% pour beurre salé, je serais circonspect dans ma réponse.... Mais je suis sûr qu'elle a pris de suaves couleurs depuis peu quand Will Young retentit au milieu des mugissements et des glougloutements ;-)

Gatsby a dit…

Quelle diversité et quelle originalité dans toutes ces vignettes culturelles que vous nous proposez depuis...pfiou...déjà, quand même, hein...ça passe.

Disons-le tout net : vous êtes une perle. Qui en latin se dit margarina. Pardon, margarita. Une bonne tartine de saindoux dans un verre à cocktail. Santé !

Sinon, j'ai encore pour ma part un fort bel exemplaire des "recettes faciles", édition 1995 avec photos en couleur. Ces dernières ne dépareraient pas sur votre blog, tant je crois qu'elles sont identiques à celles de l'édition originale.

soyons-suave a dit…

:) Résistants à la tentation du détail qui tue, nous n'avons pas osé l'étymologie de "margarine", effectivement "blanc de perle".
Merci Gatsby ! Et tant d'histoires à raconter que s'en est affolant :)

Jérôme moins anonyme a dit…

https://mobile.twitter.com/Inafr_officiel/status/1380046248187555845