En cette fin d'année 1967, Lauren Bacall est épuisée, tant physiquement que psychologiquement. Cela fait maintenant presque deux ans qu'elle joue à Broadway dans l'adaptation du succès parisien de Barillet et Grédy "Fleur de cactus". La pièce est un triomphe, Lauren la reine de New York et on commence enfin à la prendre pour une véritable actrice de théâtre, ce qui était loin d'être le cas lorsqu'elle débarqua d'Hollywood à la fin des années 50 avec comme seul titre de gloire d'être la veuve de Bogart.
Tout sur le papier semble donc parfait ce qui est pourtant loin d'être le cas. Evidemment, elle est ravie de cette popularité qu'elle pensait ne plus jamais connaître mais elle vient de découvrir que jouer sur la durée la même pièce la plonge dans un ennui profond, proche de la dépression et surtout, elle songe chaque jour en arrivant au théâtre qu'elle ne touche pour son calvaire qu'un salaire à peine décent, en raison du contrat que lui a fait signer deux ans plus tôt le producteur de la pièce, David Merrick.
Monstre de Broadway dont la silhouette et la moustache font qu'il est presque plus célèbre que la plupart des stars qu'il emploie, David Merrick n'avait au départ aucune envie d'engager Lauren Bacall, conscient de sa réputation d'actrice difficile au comportement de diva. Homme cependant intelligent, il voyait bien la publicité qu'il pouvait tirer d'un tel nom et ne consentit à offrir le rôle principal à Lauren qu'à deux conditions : qu'elle signe aussitôt pour une durée de deux ans et à salaire fixe, c'est à dire sans augmentation possible en cas de succès.
Depuis le début de la pièce, les rapports entre le producteur et sa star sont donc d'une température sibérienne, ils s'évitent autant qu'ils le peuvent, posent de temps à autre devant les photographes tout sourire mais personne n'est dupe puisque régulièrement, Lauren se répand dans la presse contre celui qu'elle nomme son tortionnaire, tandis qu'en privé, Merrick ne prononce jamais le nom de Bacall mais lui préfère "the bitch".
Entrent alors en scène, non seulement notre belle histoire du dimanche mais surtout Gene Saks, que l'on voit ci-dessous se cachant quelque peu en couverture de People Weekly derrière son épouse depuis 20 ans Bea Arthur. Saks est un metteur en scène prodige de Broadway, qui a réussit ce que seuls Minnelli et Cukor sont parvenus à faire, c'est à dire passer de la direction d'acteurs sur les planches aux studios hollywoodiens.
Et depuis quelques temps, en plus de ses activités au théâtre (il met en scène "Half a sixpence" ou "Mame"), il est pratiquement devenu le spécialiste des adaptations sur grand écran des succès de Broadway, en raison notamment de sa collaboration avec Neil Simon qui ne veut que lui derrière la caméra dès qu'une de ses pièces part pour Hollywood. Saks est le metteur en scène des versions filmées de "Pieds nus dans le parc" et de "Drôle de couple". Un nouveau défi l'attend : s'occuper de "Fleur de cactus".
Avant même que ne s'ouvre la pièce à Broadway avec Lauren, Merrick, détenteur des droits aux USA a eu la bonne idée de vendre "Fleur de cactus" à la Columbia pour une somme confortable, avec en plus l'assurance que si le film était mis en chantier, il en serait un des coproducteurs et toucherait une partie des bénéfices. En 1968, alors que Bacall est enfin libérée de son contrat, on annonce officiellement que "Castus Flower" va être adapté au cinéma et Lauren biche.
Ce rôle au cinéma, il est évident qu'il doit lui revenir. Elle a fait de la pièce un succès, elle s'est offerte pendant deux ans pour une misère. Grâce à ce projet, elle va pouvoir revenir sur les écrans et demander légitimement un cachet cette fois décent. Et puis sachant que tous les individus engagés pour le film viennent du théâtre, elle est certaine que pour une fois, on ne commettra pas l'erreur de donner un rôle associé à une actrice au théâtre à une autre pour son adaptation cinématographique.
Ingrid Bergman ! Lorsque la nouvelle tombe, Lauren manque d'en faire autant. Quelques jours avant l'annonce officielle, on lui avait encore certifié qu'elle serait dans "Fleur de cactus". Quelqu'un l'a torpillé. Est-ce Merrick ? Est-ce Saks ? Ne serait-ce pas les auteurs français de la pièce qui apprécient sans doute la francophonie de l'actrice suédoise ? Et puis Bergman n'a rien tourné à Hollywood depuis plus de 10 ans, elle sort de l'épouvantable scandale de sa liaison avec Rossellini qui a provoqué son bannissement des Etats-Unis. Comment est-ce possible ?
Eh bien cela l'est en raison de tout ce qui est mentionné ci-dessus. Pour la Columbia, Bergman dans un film américain, c'est l'assurance de gros titres et de publicité gratuite. En plus elle revient dans un rôle sans danger. "Fleur de cactus" n'est pas un scénario polémiste, c'est de plus une comédie dans laquelle la comédienne ne semblera pas arrogante, au contraire, l'histoire de cette vieille fille qui se révèle ne peut qu'entraîner l'empathie du public. C'est donc vendu. Tant pis pour Lauren.
Contrairement à la vision qu'on peut en avoir aujourd'hui, "Cactus flower" va être en 1969 un succès, au box office déjà et même auprès des critiques, qui jugeront le film léger, spirituel et le casting formidable. Pour sa première apparition à l'écran, Goldie Hawn va remporter un oscar et Bergman va même faire oublier Lauren.
Lauren, elle, n'oublie pas. N'ayant pas trouvé de véritable responsable à son non engagement, elle a jugé que finalement, la seule personne à blâmer était Ingrid, qui aurait dû refuser le rôle, comme aurait dû le faire avant elle Audrey Hepburn lorsqu'on lui proposa "My Fair Lady" ou Mitzi Gaynor "South Pacific". Parce que ces rôles appartenaient à Julie Andrews et Mary Martin que les avaient créés au théâtre.
Commença donc alors une longue inimité entre les deux femmes qui avaient rarement eu l'occasion de se côtoyer et qui n'avaient en commun qu'un rôle et un acteur, Bogart. Souvenons-nous. Casablanca. Lauren étant particulièrement "bavarde" sur les talents d'Ingrid dans la presse, ne pouvant s'empêcher d'évoquer combien Humphrey l'avait détesté durant le tournage du film qui les mit en orbite, Bergman n'évoqua plus Lauren à partir de ce moment que sous le nom de "La personne qui me déteste le plus au monde".
Comment allait donc se passer leur rencontre sur le tournage du "Crime de l'Orient Express" en 1974 ? Eh bien elle se passa. Lauren était satisfaite de son rôle et riait sous cape devant le choix d'Ingrid d'opter pour un personnage presque absent du scénario alors qu'on la voulait au départ pour un rôle plus important. Elle savait de plus que son nom serait au-dessus de celui de Bergman sur l'affiche, ordre alphabétique oblige. Elle s'assura simplement d'être, d'après elle, plus avantagée sur le poster que réalisa le dessinateur Amsel, le faisant retoucher par trois fois avant d'être satisfaite, seule personne du casting qui eut ce genre d'exigence.
Lauren tête baissée sur la première esquisse |
Lauren tête légèrement relevée pour l'affiche définitive |
Et pour sa participation presque confidentielle qui faisait tant rire Lauren, Ingrid remporta un Oscar. Le troisième. Le premier pour un second rôle mais un Oscar tout de même. Quand on n'envisagea pas même une nomination pour Bacall.
Au cours des années 70, les deux actrices n'eurent qu'une seule occasion de se revoir, lors de la soirée de lancement de l'autobiographie de Lauren à Londres en 1978. Les photographes étaient là, on n'ignorait pas que les deux femmes ne s'aimaient pas beaucoup, en tout cas que Lauren ne portait pas Ingrid dans son coeur. Elle venait de déclarer qu'il était dommage qu'Ingrid se perde dans des pièces ridicules, signées au passage George Bernard Shaw ou Somerset Maughan. Et lorsqu'elles furent enfin face à face, Lauren fit cette chose admirable : elle lui attrapa le double menton.
Il n'est pas très suave d'être rancunier, surtout lorsque, à priori, cette rancune est assez injustifiée. Lorsqu'on demanda à Lauren si elle avait un mot à dire à la suite de la disparition de Bergman en 1982, elle déclara qu'elle ne pouvait s'enlever de la tête les mots de John Gielgud qui avait dirigé Ingrid au théâtre à Londres : "C'est étonnant, cette femme parle 5 langues et elle ne sait jouer dans aucune d'entre elles.
Bon d'accord c'est drôle. Mais ce n'est pas suave. Mais c'est drôle.
5 commentaires:
Heu...Plus rien tourné depuis le scandale Rossellini...quand même! Quid de son Oscar de la meilleure actrice pour Anastasia? Quid de la superproduction "l'auberge du sixième bonheur" et quid de la Rolls-Royce jaune? hum? Sinon j'ai un autre détail...elles s'étaient réconciliées avant d'embarquer dans l'Orient express. Ingrid était venue avec une amie voir Bacall dans "Applaus" a la fin du spectacle Ingrid se lève et déclare "mais elle est très bien! Je vais la féliciter dans sa loge" la copine effarée tente de la dissuader "si elle t'arrache les yeux tu t'en tires à bon compte!" Ingrid alla, pourtant. ET pour ne pas se faire rembarrer entra et s'annonça "Bonsoir! je suis la femme que vous détestez le plus au monde" Bacall la sidération passée referma la bouche et elles tombèrent dans les bras l'une de l'autre. Momentanément il est vrai.
Rien tourné à Hollywood Céline, elle travaillait alors en France ou en Angleterre mais nous ne vous apprenons rien :)
J'ai vu "Fleur de Cactus- ze mouvie" l'été dernier pour la première fois, après avoir vu la pièce à Paris avec Catherine Frot. J'ai adoré le côté kitsch des costumes, de la mise en scène et des décors. Ah, le décor de la boutique de disques de Goldie ! J'adore toutes ces histoires de rivalités entre actrices, entre acteurs (je suppose que vous nous raconterez un jour la rivalité entre Newman et McQueen sur Towering Inferno) et les scuds verbaux qu'ils s'envoyaient.
On raconte qu'Isabelle Huppert, lors d'une soirée de première, demanda :
"Mais qui est cette grosse dame assise à côté d'Isabelle Adjani ? Ah mais non, pardon, c'est encore Isabelle Adjani."
Hem, So-su, on a l'impression que vous partagez l'avis de Gieguld. C'est vrai que "L'auberge du 6 bonheur" cité par Céline (moi aussi j'aime beaucoup la (auto)biographie d'Ingrid - et son passage chez Pivot est un bon souvenir - #teamvieux) pourrait vous donner raison...
Mais elle avait ce quelque chose qui fait une star. Quoi, ne me le demandez pas !
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