En ce début d'année 1975, Donna Summer est un peu perturbée. Née Ladonna Gaines à Boston, elle vit depuis la fin des années 60 en Allemagne où elle a suivi la troupe de la comédie musicale "Hair" et où il lui a semblé rigolo de mettre ses pas dans les pas de son père qui stationna à Berlin à la fin de la seconde Guerre Mondiale.
Désormais bilingue, Ladonna, rebaptisée Donna Gaines et parfois Gayn Pierre (???) a épousé un acteur autrichien du nom d'Helmut Sommer dont elle a eu une fille et a vite divorcé, elle est choriste et un peu mannequin, elle a enregistré quelques singles et a surtout fait la connaissance d'un producteur/compositeur du nom de Giorgio Moroder qui l'a aussitôt signé sur son label Oasis. Et notons ce nom quelque part puisqu'il va resurgir.
Sous la houlette de Giorgio et son associé Pete Belotte, Donna Sommer, devenue suite à une erreur typographique Donna Summer, vient de connaître les premiers frissons de la célébrité en voyant deux de ses singles devenir des succès modestes mais des succès tout de même, notamment en France.
L'avenir serait donc radieux s'il n'y avait cette maquette que Giorgio vient de lui faire enregistrer, un morceau un peu coquin qui s'intitule "Love to love you", d'après une idée de Donna elle-même qui imaginait une petite chose assez romantique jusqu'à ce que son producteur pygmalion ne lui demande, en plein enregistrement, de se mettre à gémir en simulant une petite séance de plaisir solitaire.
Un peu honteuse, Donna a demandé à ce que la chanson soit offerte à quelqu'un d'autre. Mais elle reste perturbée, ignorant qu'à plusieurs milliers de kilomètres de là, Neil Bogart, président de Casablanca Records, est lui aussi perturbé et que de ce double embarras va naître l'un des plus gros succès disco de tous les temps et une terrible méprise pour Donna.
Un peu honteuse, Donna a demandé à ce que la chanson soit offerte à quelqu'un d'autre. Mais elle reste perturbée, ignorant qu'à plusieurs milliers de kilomètres de là, Neil Bogart, président de Casablanca Records, est lui aussi perturbé et que de ce double embarras va naître l'un des plus gros succès disco de tous les temps et une terrible méprise pour Donna.
Né Neil Bogatz à Brooklyn, Neil Bogart voue une telle vénération à l'encontre du grand Humpfrey qu'il changera vite son nom en hommage à son idole et baptisera la société qu'il crée en 1973 du nom du plus célèbre film de Bogie. Au faîte de sa gloire, les locaux de Casablanca Records seront même une exacte copie du Rick's Café Américain mais cela n'a que peu de choses à voir avec notre belle histoire du jour.
Si ce n'est, cependant, que cela illustre tout de même le sens de la démesure qui caractérisa Neil Bogart, autant reconnu pour les sommes qu'il dépensa en fêtes somptueuses que pour celle qu'il engrangea avec sa compagnie.
Clairement, la vie de Neil Bogart est un film, à tel point d'ailleurs qu'un biopic fut en préparation en 2013 avec Justin Timberlake dans le rôle du producteur, projet sans doute enfoui quelque part et qui ne manquera pas de resurgir un jour... ou pas.
En 1973, après avoir fait ses armes chez Buddah Records où il s'occupa notamment de Gladys Knight, Neil s'associe avec Warner pour créer Casablanca, dont il rachète les parts un an plus tard après s'être rendu compte que Warner s'intéressait peu aux artistes signés par lui. Le producteur s'est par exemple entiché d'un quatuor étrange nommé Kiss qui ne vend rien. Désormais seul maître à bord, mais considérablement endetté, Neil mise tout sur un album d'extraits du talk show de Johnny Carson, immensément populaire. A peine distribué, les exemplaires sont renvoyés à la maison mère : c'est un échec.
Ce qui va suivre est éminemment suave même si de nombreux points relèvent sans doute de la légende. Dans un premier temps, en Allemagne, Giorgio Moroder a décidé de sortir le titre enregistré par Donna et qui est un immense collector si le mot "Baby" en est absent. "Love to love you", que Donna déteste et qui fait 3 minutes, rencontre une fois encore un succès modeste, il marchotte aux Pays-Bas mais Giorgio y croit. Il le joint donc à deux autres productions qu'il envoie à Casablanca Records avec qui il aimerait collaborer pour s'ouvrir le marché américain.
A Los Angeles à présent, Neil Bogart, totalement déprimé à l'idée de devoir mettre Casablanca à peine crée en faillite, consulte le courrier du jour et s'arrête. Dans la pile quotidienne se trouve un paquet d'une société nommée Oasis (le label de Giorgio, rappelons-nous, nous l'avons d'ailleurs noté quelque part...), quant il y a quelques semaines à peine, il envoyait comme carte de voeux pour la nouvelle année un message disant, en traduisant à la louche, "quelque fois dans le désert, il y a une oasis". Pour lui pas de doute, c'est un signe. Il rentre donc chez lui le paquet sous le bras.
La suite est une de ces histoires trop belles pour être vraies et pourtant : le soir même, une grande fête est organisée chez les Bogart. Neil, ou sa femme, passe le "Love to love you" de la mystérieuse Donna Summer reçu d'Allemagne le matin, la foule entre en transe et exige un second passage. Après 10 écoutes, Neil est certain de deux choses : il doit signer la chanteuse et 3 minutes, c'est beaucoup trop court.
La condition de la signature de Donna Summer et Giorgio Moroder chez Casablanca sera donc la suivante : ils doivent faire de "Love to love you" un hymne sexuel d'une vingtaine de minutes, utilisant ce qui existe déjà mais en ajoutant encore plus de "Ohhhhhh" et de "Mmmmmmm". La pauvre Donna, dont on peut tout de même relever le sens du sacrifice, retourne donc en studio et gémit pendant 8 minutes consécutives, dans le noir par honte et en se caressant le genou par pudeur. Le résultat fera 17 minutes et se nomme désormais "Love to love you baby".
Numéro 1 des charts disco, numéro 2 des charts tout court et se vendant à plus d'un million d'exemplaires, "Love to love you baby" va catapulter Donna Summer, reine de l'amour et Casablanca Records, maison mère du disco. Le titre devient par ailleurs l'un des premiers morceaux longue durée puisque si la version de 3 minutes est commercialisée, c'est celle de 17 minutes qui est envoyée aux radios qui, fait unique, la passe sans interruption.
Un album sort dans la foulée. "Love to love you baby" occupe l'intégralité de la face A et sur la pochette, de toute évidence, Donna se tripote un peu. C'est du moins ce que l'ensemble veut laisser croire : la musique a sa première ode à la masturbation.
Et pour enfin évoquer les 23 orgasmes du titre de ce billet, c'est le nombre auquel parvinrent les spécialistes de la BBC après avoir attentivement écouté les 17 minutes et décidé que définitivement, c'était trop pour une seule femme et pour passer sur leurs ondes.
Si nous ne nous lassons pas de cette photo mettant en scène Donna et Giorgio en souteneur et entremetteuse, tout en nous interrogeant sur l'ironie volontaire ou pas de la chose, comment ne pas se lasser par contre du discours que tiendra Donna par la suite, expliquant combien cette image de reine du sexe lui fut pénible, la plongeant dans une sombre dépression dont elle ne sortit qu'en retrouvant Dieu et quittant Casablanca.
Nous avons observé les photos, les vidéos et les captations de concert : si on força Donna à jouer ce rôle, elle fut alors l'une des plus extraordinaires comédiennes que la musique ne connut jamais.
En tout cas, "Love to love you baby" permit à Casablanca Records d'éviter la faillite, et la société devint même très riche, puisqu'au même moment, Kiss se mit enfin à rencontrer le succès. On signa donc à tours de bras de nouvelles têtes et l'album compilation qui sortit en 1979 en dit long sur la puissance du label à la fin des années 70.
En 1980 cependant, et suite, entre autre, au départ de Donna Summer qui venait d'aligner 14 titres classés en 19 mois, Neil Bogart quittera Casablanca qui venait d'être racheté par Polygram. Il créera aussitôt Boardwalk records et lancera une nouvelle protégée dans un genre totalement différent : Joan Jett. En 1982 à l'âge de 39 ans, il sera emporté par un cancer.
Donna Summer, elle, désireuse de rompre avec l'image sulfureuse de ses années Casablanca, trouvera refuge chez Geffen records mais sans grand succès. On ne savait, à vrai dire, pas trop quoi faire d'elle et seul Quincy Jones, en 1982, retrouva un semblant de formule magique avec "Love is in control".
Et il est finalement assez savoureux de découvrir que son plus gros succès des années 80, "She works hard for the money", sortit en fait chez Casablanca en 1983, après que Polygram ait découvert que par contrat, Donna devait à son ancien label un dernier album. Elle retourna donc la mort dans l'âme dans son ancien studio où planait encore l'ombre de Neil Bogart pour un dernier effort. Elle en vendra plusieurs millions d'exemplaires.
Donna Summer pourra bien dire ce qu'elle voudra, on n'enlèvera jamais à Neil Bogart d'avoir offert au monde une des plus extraordinaires chanteuses et pas seulement de la période disco et d'avoir su bien faire les choses.
En 1976, pour le lancement de "Love to love you baby" et afin de célébrer l'arrivée de Donna chez Casablanca, le producteur fit faire chez Harper, la meilleure pâtisserie de Los Angeles, un gigantesque gâteau qu'il n'avait pas les moyens de payer. Il promit alors, si Harper lui ouvrait un compte à crédit, d'en faire le fournisseur officiel de toutes les fêtes Casablanca à venir. Harper accepta et avec l'argent économisé, Bogart acheta deux billet de 1ère classe sur un Los Angeles - New York afin d'expédier le spectaculaire dessert dans le club de la Grosse Pomme où se déroulait la fête.
Et un homme qui vous envoie, même une génoise par avion, est forcément suave, non ?
5 commentaires:
Vive les plaisirs longue durée des chanteuses extraordinaires et vive Monsieur Suave !!
Vous êtes trop bon :)
Bonjour Monsieur Suave :
les pâtissiers du sublime gâteau représentant Donna Summer me font intensément penser aux rois du disco : les Bee Gees. Même chevelure vaporeuse, même chemise blanche largement ouverte sur un grand médaillon, et, détail plus que suave, sur un torse velu.
http://www.covermesongs.com/2014/02/five-good-covers-stayin-alive-the-bee-gees.html
L'époque était suave et disco jusque chez les pâtissiers !
en parlant de pâtissier, Monsieur Suave vous avez écrit "Harper, la meilleure tapisserie de Los Angeles..."
Ahahah... merci, la dyslexie nous gagne et vous nous évitez un procès RoiJoyeux puisque Harper est toujours en activité :)
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