dimanche 21 octobre 2012

Les très suaves heures de l'Histoire Contemporaine : le jour où un déjeuner sur l'herbe faillit finir chez les fous.


















En 1863, un tableau de Manet intitulé "le déjeuner sur l'herbe" et qui n'était pas encore ce qu'il allait devenir par la suite, fut à deux doigts de se retrouver chez les fous. L'histoire, considérant qu'elle fait intervenir un peintre à la côté phénoménale et un médecin chez qui le tout Paris se précipitait en cas de troubles psychiatriques, est sans doute fort connue. 

N'en n'ayant pris connaissance que dernièrement et puisqu'elle mêle des personnalités aussi suaves qu'André Gide, Jean Cocteau ou le futur Baron Charlus de Proust (pas le notre sinon il serait centenaire...), il nous a tout de même semblé important de la partager. Elle est suffisamment anecdotique et savoureuse pour se trouver ici. Et puis on ne parle pas assez d'art et de schizophrénie sur Soyons-Suave. 



















Tout commence en 1846 lorsque le docteur Esprit Blanche, propriétaire d'une clinique spécialisée dans les maladies mentales, décide de transférer son établissement de Montmartre à Passy. Le docteur Blanche est une célébrité, sont passés entre ses mains Gérard de Nerval, Gounod ou Théo Van Gogh. En 1849, il cède sa clinique à son fils Emile qui s'occupera, lui, de Maupassant jusqu'à son décès. 

Les Blanche père et fils ont une vision totalement novatrice des soins à apporter à ceux qui souffrent de ce que les romantiques appelleront le mal du Siècle et ce que nos médecins soigneraient au Xanax. Les Blanche sont doux, compréhensifs, la clinique ressemble plus à une pension de famille qu'à un asile psychiatrique. On s'y installe avec ses meubles, parfois ses domestiques et on y reste longtemps. 














Voilà ce qui explique le déménagement à Passy. Les Blanche ont pu acquérir l'ancien hôtel particulier de la duchesse de Lamballe, belle bâtisse du XVIIe entourée d'un immense parc et qui est aujourd'hui la résidence de l'ambassadeur de Turquie. Emile, fils d'Esprit, est médecin aliéniste comme papa mais se serait également vu peintre ou musicien. L'internement étant fort lucratif, il va donc soigner les fous à plein-temps tout en gardant un oeil sur la vie artistique.

Membre éminent de la belle société de cette fin du XIXe siècle, Emile et son épouse reçoivent chaque dimanche leurs amis parmi lesquels on peut compter Delacroix, Berlioz, Degas, Pasteur, George Sand, Corot ou Litszt, beaucoup de compositeurs et de peintres donc, qui parfois offrent des toiles à leurs hôtes. Petit à petit, les murs de la clinique s'ornent de Delacroix et de Corot jusqu'à ce qu'arrivent en cadeau d'une pensionnaire qui se trouve être la soeur de l'actrice Rachel, les "Pivoines roses" d'Edouard Manet.






















De l'aveu même d'Emile Blanche, jamais il n'aurait acheté de lui-même une toile de Manet qui ne correspond pas exactement à sa vision de la peinture. Le docteur Blanche aime les choses bien faites, Manet se cherche entre espagnolades et portraits purement alimentaires. Et pourtant. Un peu mécène, et surtout facilement influençable, Emile se dit qu'il pourrait tout de même aider la jeunesse et il se trouve que son épouse est en train de refaire une partie de la décoration des pièces communes de la clinique.  


Manet et la toile de Raphaël, et nous ne parlons pas du chanteur en caravane.





























Il y a notamment, dans la salle à manger, un panneau qui pourrait accueillir une toile de grand format. Emile demande à Edouard s'il a quelque chose qui en taille correspondrait. Oui, un tableau inspiré de Raphaël répond le peintre. Le docteur va donc voir la chose et hésite :  ce n'est pas que ce n'est pas intéressant mais il y a cette femme nue qui, non seulement, n'aurait rien à faire dans une salle à manger mais de plus, pourrait dérouter ses patients. Quant à la réaction de madame Blanche, il l'imagine aisément. Il trouvera autre chose. 

Le "Déjeuner sur l'herbe" causera un immense scandale lorsqu'il sera exposé officiellement en 1863 et lancera d'une certaine façon la carrière de Manet. Et le docteur Blanche regrettera de n'avoir finalement pas acheté le tableau, non en raison du scandale mais pour son fils, Jacques-Emile, qui très tôt montra plus de disposition pour le dessin que pour la médecine. Pensant qu'un peintre en devenir doit avoir une petite collection afin de voir l'étendue des progrès à effectuer, "Le déjeuner" aurait été un bon point de départ pour Jacques.






















Jacques-Emile Blanche ne sera jamais médecin mais l'un des peintres - portraitistes les plus populaires de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe. Et il deviendra probablement l'admirateur le plus fervent de Manet, qui le décidera à se lancer dans la peinture après lui avoir demandé, afin de tester sa technique, de dessiner une brioche, ce qu'il fit avec brio et rapidité. 

Une femme nue au dessus des assiettes aurait-elle changé la suavitude de Jacques-Emile, qui se maria mais n'eut jamais d'enfant, qui ne peignit que peu de femmes dévêtues mais beaucoup de messieurs tout aussi suaves que lui, pour la plupart amis intimes d'ailleurs dont la liste est un véritable bottin mondain ? 























Radiguet, Cocteau, Gide, Montherlant, Robert de Montesquiou, Proust... Finalement, une femme nue, même sur l'herbe, n'aurait sans doute rien pu changer.   

3 commentaires:

charlus80 a dit…

Encore une fois vous êtes là où on ne vous attends pas forcément. Mais toujours suave. J'aime beaucoup ce que vous faites !

soyons-suave a dit…

Baron (en plus de votre ombre nous accompagnant pendant la rédaction de ce post, nous sommes enchantés que cette digression loin d'Hollywood vous séduise aussi :) Nous aimons autant cette anecdote que Jacques-Emile. Et si nous déclarons régulièrement vouloir passer ne serait-ce qu'une minute dans un film de Minnelli ou une bande son de Mancini, quelques heures dans les pinceaux de Blanche devraient aussi avoir leur charme.

charlus80 a dit…

Pour faire un lien, sinon avec Hollywood, du moins avec Cinecittà, je trouve que le portrait d'Henri de Montherlant fait furieusement penser à Luchino Visconti. très ''imperator romanus''...