dimanche 22 septembre 2013

Les très suaves heures de l'Histoire Contemporaine : le jour où une dette fut miraculeusement effacée.

































En 1961, alors qu'elle se remet très doucement d'une trabéculectomie, qui comme personne ne l'ignore, consiste en l'ablation d'une partie ou de la totalité du trabéculum, dans le cadre d'un traitement du glaucome, Ann Cole Lowe n'a pas pour réel soucis sa vision qui devrait grâce à l'intervention chirurgicale s'améliorer mais ses problèmes d'impôts. 

Petite fille d'esclave née en 1898, Ann s'était très vite aperçue qu'elle avait un réel talent pour la couture que sa mère, couturière elle-même, encouragea en l'envoyant dans une école à New-York où on jalousa rapidement ses croquis en même tant qu'on maudissait sa couleur de peau. Sortie diplômée, Ann fut aussitôt embauchée dans une maison qui créait pour la jet-set et c'est ainsi qu'en 1946, elle se retrouva à dessiner la robe dans laquelle Olivia de Havilland brandit le premier de ses deux Oscars, celui-ci pour "A chacun son destin". 























Est-il besoin de préciser qu'il n'était pas forcément confortable d'être une styliste noire en 1946 ? Ajoutons qu'il n'était certainement pas confortable d'être une noire tout court aux Etats-Unis en 1946 : Ann Cole Lowe fut la seule à savoir qu'Olivia portait une de ses créations car comment annoncer à la presse que la chose délicieusement brodée que l'on porte sur le dos a été réalisée par des mains colorées ? 

Pendant près de 20 ans, Ann dessina donc des robes de débutantes pour les Vanderbuilt, des fourreaux divins pour les Rockefeller et des robes de soirée pour les Roosevelt sans que son nom ne soit jamais mentionné et n'apparaisse, bien sûr, sur aucune étiquette. Elle devint même le secret le mieux gardé de New-York, le nom qu'on s'échange à voix basse en ajoutant qu'elle est formidable et en plus, bien moins chère que Dior ou tout autre créateur parisien. 



































Ann Cole Lowe faillit pourtant sortir de l'anonymat en 1953 lorsqu'elle réalisa la robe que tous les couturiers rêvaient de dessiner : celle de Jackie Bouvier lors de son mariage avec John F. Kennedy. Jackie voulait une chose simple et fluide, on lui fit comprendre qu'elle devait être spectaculaire et c'est ainsi qu'elle dit "oui" dans une création d'Ann qu'elle qualifiera plus tard d'abat-jour. 

Une seule journaliste de Washington se hasarda à préciser que la robe qui fit la couverture des journaux du monde entier avait été réalisé par une styliste "nègre". Pour le reste silence : lorsqu'elle livra sa création à Rhode Island la veille du mariage, on indiqua à Ann l'entrée de service. Seul le volume de taffetas obligea le majordome à la laisser utiliser l'entrée principale. 



































Jacqueline Kennedy, en choisissant une couturière noire pour le jour le plus important de son existence, s'inscrivait dans une tradition pourtant républicaine : comment ignorer que pendant presque 8 ans à la Maison Blanche, madame Abraham Lincoln ne confia ses tenues qu'à Elizabeth Keckley, ancienne esclave émancipée qui fut d'ailleurs la première personne qu'elle appela après l'assassinat de son époux en 1865. 

Elizabeth était la couturière mais également la confidente et la dame de compagnie de Mary Lincoln. Les robes qu'elle dessina pour la première Dame sont exposées au Smithsonian Museum. 
























Mais revenons à Ann. En 1958, la styliste eut l'opportunité d'ouvrir sa propre boutique à New York qu'elle n'appela toujours pas de son propre nom mais qui, au moins, avait le mérite d'être à elle. Signant ses robes "Madeline couture", elle continua de charmer la haute société jusqu'en 1961 où le fisc et un glaucome stoppèrent net cette relative félicité. 

Nous sommes de retour sur le lit d’hôpital où Ann se remet de son opération. Elle sait qu'en sortant, elle va devoir affronter les agents des impôts qui lui réclament des sommes qu'elle a effectivement oublié de payer. Mais même si nous ne sommes pas en décembre, Noël va se manifester : de retour à sa boutique, elle découvre qu'un donateur mystérieux a réglé toutes ses dettes. Une enquête rapide lui permet de découvrir qui est son ange gardien : il s'appelle Jacqueline. 



  











Embauchée par le grand magasin Saks, Ann Cole Lowe va, de 1962 à 1964 dessiner jusqu'à 5 collections par an allant du maillot de bain à la robe de cocktail, des collections qui ont une saveur particulière puisqu'elles portent enfin son nom. Fière de cette reconnaissance, elle va s'installer sur Madison Avenue, devenant la première styliste noire à ouvrir une boutique à son nom sur cette artère très chic et très blanche. 

Prenant une retraite bien méritée à la fin des années 70 et après avoir crée plus de 2000 robes à son nom, "Ann Lowe originals", la styliste se fera fort discrète jusqu'à sa mort en 1981 à l'âge de 83 ans. Jackie O ne dit rien à l'annonce de cette disparition mais on raconte qu'elle fut à l'origine de l'achat, par le Metropolitan Museum, d'une dizaine de ses créations qui y sont toujours exposées. Un bien suave ange gardien donc. Finalement pas rancunier. Et tout cela fait toujours de très jolie poupées. 


4 commentaires:

Nina a dit…

Très belle histoire.

soyons-suave a dit…

Et presque émouvante, non ?

Nina a dit…

Oui et éducative.

Anonyme a dit…

un ange cette Jackie :)