dimanche 22 décembre 2013

Les très suaves heures de l'Histoire Contemporaine : le jour où ce fut mieux à deux.

















En 1956, un album va considérablement changer la carrière de trois individus et lancer une vague fort suave dans l'industrie du disque en général et du jazz en particulier, le très célèbre "Ella and Louis" produit par Norman Granz pour le label Verve. 

Vous aurez certainement compris que les trois individus en question ne sont autre que Ella Fitzgerald, Louis Armstrong et Norman Granz, et si les deux premiers n'ont plus besoin de présentation, le dernier mérite incontestablement quelques mots et une place de choix sur Soyons-Suave. Ce dimanche sera jazz, vocal et harmonique. 



















Si depuis quelques temps les choses commencent à changer, il aura fallu des années pour qu'on se décide à sortir de l'ombre l'homme qui démocratisa le jazz et fit sans doute autant pour les droits civiques des noirs américains que Martin Luther King. 

Né en 1918, Norman Granz pourrait être résumé en quelques mots et une poignée de chiffres : imprésario et producteur, directeur de maisons de disques, il produisit entre 1956 et 1959 sur son label Verve 500 disques c'est à dire la moitié de la production discographique jazz des Etats-Unis. Agent d'Ella Fitzgerald jusqu'à sa mort, il fit de la chanteuse une star mondiale et l'impératrice de la chanson. Mâtin ! Quel homme ! 
















Il est toujours amusant de réaliser que l'un des hommes les plus influents du jazz ne joua jamais une note et ne toucha jamais un instrument : Norman Granz n'était que l'amoureux d'une musique qu'il décida un jour de partager avec la terre entière. Il commença par produire pour 300 dollars un concert dans un lieu habitué au classique, le Philarmonic Auditorium de Los Angeles qui rencontra un tel succès que cela devint une entreprise. 

De 1944 (date du premier "Jazz at the Philarmonic") à 1983, Norman Granz promena à la surface de la planète la crème du jazz pour des concerts magnifiquement produits et qui avaient ceci de révolutionnaire dans les années 40 que les artistes noirs recevaient la même paye que les musiciens blancs et que Granz refusait tout concert dans les salles séparant public blanc et public de couleur. Granz devint l'idole des jazzmen et, ce qui nous intéresse, l'agent d'Ella. 


















En 1955, Ella fitzgerald a 38 ans et, bien que reconnue dans le milieu des musiciens comme une interprète exceptionnelle, elle est essentiellement vue comme une chanteuse de be-bop, qui se produit dans des clubs où l'on aime le be-bop devant un public fan de be-bop. Approchée par Norman Granz lors d'un concert du "Jazz at the Philarmonique" auquel elle a participé plusieurs fois, elle accepte qu'il devienne son agent et décide de le suivre lorsqu'il lui annonce un projet qui tient de la vision : faire d'elle une missionnaire de la chanson. 

Dans un mouvement très "Berry Gordy décidant de faire de Diana Ross la première star noire de la pop", Norman fonde le label Verve et entreprend de faire enregistrer à Ella des succès populaires de compositeurs populaires mais avec son savoir-faire de producteur de jazz. Le premier disque sort au début 1956, il s'intitule "Ella Fitzgerald sings the Cole Porter songbook".























Entre 1956 et 1964, Norman va produire 8 songbooks pour Ella qui va revisiter le répertoire d'Irving Berlin, Duke Ellington, Jerome Kern, Gershwin, Rodgers and Hart, permettant donc, pour certains opus, à une chanteuse noire, de jazz, de s'attaquer à des compositions de musiciens juifs immigrés d'Europe de l'Est appréciés jusque là par un public blanc. 

La vision de Norman Granz se réalise : Ella, en 8 ans, va brouiller les frontières et s'imposer comme une chanteuse dont on ne voit plus la couleur ou les origines. Tout le monde achète, tout le monde écoute, Ella passe à la télévision et dans des salles prestigieuses. 






















La même année 1956, suivant un rythme effréné, Norman Granz choisit, pour asseoir sa protégée, 12 ballades qu'il fait enregistrer à Ella en compagnie de celui qu'elle a déjà de nombreuses fois accompagné durant les années où elle chantait pour le label Decca, Louis Armstrong. 

En gros, en 1956, Armstrong est dans la même situation que Ella en 1955. Musicien de jazz vénéré, il séduit les aficionados mais le marché blanc lui reste fermé. Cette association va être un coup de génie. A 55 ans, enfin, il brise lui-aussi les frontières, ce qui le mènera, en 1964, à décrocher son plus gros succès et la tête des charts, chassant même les Beatles avec "Hello Dolly". 



L'album "Ella and Louis" aura deux suites, "Ella and Louis again" et "Porgy and Bess" en 1957, tous trois immensément populaires et posant, sans le savoir, les bases d'une variété de qualité qui connaîtra son heure de gloire dans les années 60. C'est d'un chic absolu, d'une classe folle, d'un suave invraisemblable.

Ce qui est très drôle et nous conduit à la belle histoire du dimanche est que, comme on pouvait s'y attendre, l'industrie du disque va suivre les traces de Granz et lui emboîter le pas. Et puisqu'on ne peut décemment laisser ce qui marche ne marcher que pour un seul homme et un seul label, tout le monde va adapter le recette Norman. En deux ans, toutes les maisons de disques vont saisir leurs chanteuses de jazz et les enfermer en studio avec un confrère. Dorénavant, plus question de chanter seule.




























Si en 1960, la mode va quelque peu passer, tout le monde a désormais un disque de duo à son répertoire, bon souvenir pour certains, cauchemar pour d'autres comme l'improbable association de Dinah Washington et Brook Benton dont l'inimitié a l'avantage d'être gravée sur disque dans le délicieux "You've got what it takes" où, à très exactement 2m05, Brook se fait vertement envoyer balader par Dinah qui déclarera en sortant du studio qu'elle ne veut plus jamais le croiser et sera un peu surprise en découvrant que cette prise gâchée sera celle qui sera finalement retenue.



A l'inverse, jusqu'à très tard dans sa carrière, Sarah Vaughan retrouvera avec plaisir Billy Eckstine sur scène, le seul homme sans doute capable de rivaliser avec les graves de la Divine, juste parfois un peu proche du rôt comme le soulignait les orthophonistes impressionnés par son timbre. 


Depuis 2012, Norman Granz, comme nous le disions, est revenu dans l'actualité et s'est rappelé à notre bon souvenir avec la parution d'une biographie suivie d'une exposition et d'un documentaire. Décédé en 2001, il fut sans doute l'homme le plus pleuré par les joueurs de contrebasse ou de xylophone mais pas par Ella qui mourut, elle, en 1996. 

Sa contribution à la musique et à la suavitude méritait bien une belle histoire et un tag supplémentaire sur nos pages. Et une chanson ? Evidemment : et une chanson ! 



2 commentaires:

Jérôme (moins anonyme) a dit…

Les duos Brooke et Dinah sont réellement délicieux... peut-être justement grâce à leur inimitié?

Anonyme a dit…

Encore un grand homme injustement méconnu. Merci !
Pruneauxyz.