dimanche 8 décembre 2013

Les très suaves heures de l'Histoire Contemporaine : le jour où Irving Berlin sauva un show et fit élire un président.





















En ce début du mois de septembre 1950, Irving Berlin, le compositeur légendaire, n'est pas au mieux. Le dernier spectacle sur lequel il travaille vient d'essuyer de violentes critiques alors qu'il n'est encore qu'en rodage dans le Connecticut. Le précédent, "Miss Liberty", a été un flop. Berlin commence à craindre qu'à 62 ans, sa carrière ne soit finie.

Il serait d'ailleurs légitime que quelqu'un qui a commencé à rencontrer le succès en 1911 avec "Alexander's ragtime band" envisage de lever le pied ou en tout cas les doigts du clavier. Mais la décennie qui vient de s'achever a été si prodigieuse pour lui que Berlin y croit encore : 1942 : "This is the army", 1946 : "Annie get your gun", ajoutons pour Hollywood "Easter Parade" en 1948... Pourquoi "Call me Madam" ne serait-il pas, lui aussi, un succès ? 























Le projet de ce nouveau spectacle pour Broadway a germé dans l'esprit du scénariste et producteur Howard Lindsey un an auparavant après avoir lu un article sur la nomination de la femme du monde Perle Mesta comme première ambassadrice des USA au Luxembourg. Doublement riche (son père avait du pétrole et son mari de l'acier, elle hérita de tout lorsque les deux décédèrent), Perle était surtout une intime du président Truman et une leveuse de fond légendaire, grâce à ses soirées, pour le parti Démocrate. 

Sa nomination, vue comme un remerciement pour bons et loyaux services, intriguait autant la presse que sa personnalité entière. Lindsey se dit qu'il tenait là un excellent sujet de comédie musicale, à la seule condition que ce personnage haut en couleur soit joué par une actrice haute en couleur, Ethel Merman. 
























Malchanceuse au cinéma dans les années 30, Ethel Merman était en 1950 la reine incontestée de Broadway et notamment depuis son triomphe dans "Annie du Far-West", justement de Berlin. Depuis 1938, elle était en permanence sur une scène et commençait à se lasser de chanter à plein poumon. Elle voulait démontrer qu'elle possédait, aussi, des talents dramatiques et cherchait un rôle sérieux. 

Il ne faudra finalement pas longtemps à Howard Lindsey pour la convaincre, qui saura mettre en avant les situations comiques du sujet et la perspective d'une garde-robe ultra glamour la changeant des vestes à frange et en daim de "Annie". Merman exige de ne chanter que trois chansons, pas plus. Elle en acceptera finalement 8 lorsque Berlin sera choisi pour composer la musique. Avec Merman en tête d'affiche, "Call me Madam" se monte avec une rapidité déconcertante : imaginé durant l'été 49, le spectacle est joué pour la première fois le 11 septembre 1950 à New Haven. 






















Professionnels parmi les professionnels, Merman et Berlin savent s'effacer pour le bien d'un spectacle. Et ils savent tous deux, après les premières représentations, que "Call me Madam" a un problème. Si l'acte I est relativement enlevé, l'acte II plonge les spectateurs dans un doux coma dont ils ne sortent qu'au tomber de rideau final.

Merman est catégorique : sa chanson "Mr. Monotony" que Berlin a déjà essayé de placer dans un film et deux spectacles n'est définitivement pas bonne. Un autre air du deuxième acte ralentit l'action. Il faut de nouvelles chansons ! Prouvant qu'elle n'est finalement pas la Helen Lawson de la "Vallée des poupées", Merman demande alors un duo avec son partenaire qui, dès les premières représentations, a rencontré un immense succès avec son solo de l'acte I. Berlin s'enferme dans sa chambre d'hôtel et deux jours plus tard ressort avec ça :


































Si la vidéo est extraite de l'adaptation que produira en 1953 la Fox de "Call me Madam", la photo ci-dessus nous donne l'occasion de contempler Ethel et son partenaire Russell Nype dans ce qui va littéralement sauver le spectacle, la chanson "You're just in love", qui fera dire à Merman lorsque Berlin va la lui jouer pour la première fois : "On ne va jamais pouvoir quitter la scène".

Introduite dans le show lorsque celui-ci poursuivra son rodage à Boston, "You're just in love" va littéralement arrêter le spectacle (le fameux "showstopper" de la comédie musicale) et Merman verra sa prédiction se réaliser puisqu'elle et Nype devront la chanter trois fois de suite à la demande du public. Lorsque "Call me Madam" arrive enfin à New York le 12 octobre 1950, "You're just in love" est déjà un succès. Grâce à elle, et à Merman, la pièce va se jouer pendant 644 représentations, jusqu'au 3 février 1952. 



































Parce qu'elle avait des enfants et détestait faire continuellement ses bagages, Merman refusera catégoriquement d'emmener "Call me Madam" en tournée et laissera avec plaisir son rôle à sa doublure, la jeune Elaine Stritch qui ne savait pas encore qu'elle allait devoir attendre 50 ans avant de devenir un star. Dans le même ordre d'idée, alors qu'il se croyait fini à 62 ans, Berlin ne pouvait pas savoir qu'il allait encore vivre 40 ans pour finalement décéder en 1989 à l'âge de 101 ans. 

De façon encore plus surréaliste, Berlin n'aurait jamais pu prévoir que "Call me Madam" serait à l'origine de l'élection en 1952 du 34e président des Etats-Unis, le très militaire et gradé Dwight Eisenhower. Comme beaucoup d'immigrés venus de Russie à la fin du XIXe siècle fuyant les pogroms, Berlin se sentait perpétuellement redevable aux USA de l'avoir accueilli et de lui avoir offert une vie. Beaucoup de ses chansons célébraient le patriotisme et l'armée, le summum étant son spectacle pour l'effort de guerre "This is the army" qui lui vaudra une médaille pour avoir ainsi soutenu le moral des troupes. 























Sans être ni démocrate ni républicain, Berlin vouait une admiration sans borne au Général Eisenhower, à tel point, et c'était pertinent puisque "Call me Madam" se déroule en partie à Washington et dans les arcanes de la politique américaine, qu'il glissa dans le spectacle une chanson intitulée "They like Ike", afin de rendre hommage à Eisenhower, qui n'était même pas alors candidat à la présidence. 

La chanson va tant plaire aux partisans d'Eisenhower qu'ils vont la reprendre pour faire campagne en faveur de son investiture, ne reste plus à Eisenhower qu'à choisir son camp. Après une courte hésitation, Ike choisira le parti Républicain. Et porté par ce qui va devenir le plus célèbre slogan politique jamais trouvé, il sera élu candidat puis président. 



Il serait évidemment réducteur de proclamer que Eisenhower fut élu grâce à une chanson et un clip réalisé gratuitement par Disney et pourtant, cette idée rend soudainement la politique beaucoup plus suave. Non ? 

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Décidément, quelle que soit l'époque, Ethel Merman déménage grave... Ce doit être pour ça le " jeu de tête" un peu appuyé de Donald O'Connor...
Votre sortie à propos d'Elaine Stritch m'a écroulé pour la journée !!
Pruneauxyz.

soyons-suave a dit…

:) Alors nous sommes heureux.
L'enregistrement de la bande son pour le film est une histoire à elle toute seule et Donald O'Connor dut porter des bouchons d'oreilles pendant le tournage du duo parce que, même s'ils font un playback, Ethel chantait quand même à pleins poumons :)

Anonyme a dit…

... !! La réalité dépasse TOUJOURS la fiction la plus improbable, décidément. Merci pour l'anecdote !
Pruneauxyz.