Bien avant d'affronter Bette Davis à la Warner dans les années 50, Joan Crawford eut l'occasion de s'entraîner au combat lors de la guerre qui l'opposa à Norma Shearer à la MGM pendant près de 10 ans, les deux femmes se disputant le titre tant convoité de "reine de la Metro". Norma Shearer avait pourtant une longueur d'avance sur sa rivale : elle était sous contrat depuis 1923 et joua dans la première production MGM en 1924, "He who gets slapped". Elle avait surtout une position contre laquelle Joan ne pouvait lutter puisqu'en 1927, elle épousa Irving Thalberg, numéro 2 du studio et responsable de la production.
Pendant ce temps, Joan Crawford montait petit à petit les marches de la célébrité en incarnant des jeunes femmes modernes et libérées, désirant avant tout s'amuser, dans des films qui n'étaient pas des chefs d'œuvre mais gagnaient beaucoup d'argent. Joan devenait le bon petit soldat préféré de Louis B. Mayer, toujours partante, jamais difficile, tandis que Norma s'imposait dans le rôle de la grande dame, toujours parfaite dans des productions de plus en plus ambitieuses, commanditées par son mari.
Même s'il n'est pas poli de regarder dans l'assiette de sa voisine, il était évident que Joan, décidée à devenir une star et rien d'autre, n'allait pas se contenter des miettes refusées par madame Thalberg ou par la suédoise récemment importée par Mayer. Demandant des rôles plus conséquents, elle fut tout de même surprise d'apprendre que Thalberg lui-même pensait à elle pour le premier rôle d'un film adapté d'un roman qui venait de faire scandale en raison de son ton plus que libre : "Ex-wife" d'Ursula Parrott. Joan était aux anges, jusqu'à ce que Norma se mette en tête qu'elle serait parfaite dans le rôle de cette divorcée aux moeurs légères qui rend tous les hommes fous, ce que Thalberg trouva être une très mauvaise idée. Norma était l'incarnation de la classe, du glamour, elle ne pouvait être autre chose, ce ne serait pas crédible. Joan, elle, sentait occasionnellement le sexe.
Une femme aux abois étant capable de faire n'importe quoi, Norma Shearer entreprit de montrer à son époux qu'il avait tort et prit aussitôt rendez-vous chez un jeune photographe du nom de George Hurrell auquel elle commanda la série la plus sulfureuse qu'il était capable de faire. Il la prit en robe lamé, vertigineusement ouverte, les cheveux ébouriffés, dans des poses lascives. Thalberg avala sa pipe en voyant les clichés et Norma eut le rôle. Le film fut rebaptisé "La divorcée", permit à Norma de remporter son seul et unique Oscar en 1930 et lui ouvrit une nouvelle carrière dans laquelle elle pouvait enfin être belle et désirable et non uniquement sublime et passablement ennuyeuse.
Imaginons donc Joan Crawford, assistant à la cérémonie, plantant sous la table des machettes dans la poupée à l'effigie de sa rivale, désormais la femme à abattre et se demandant comment elle allait pouvoir obtenir sa revanche. La suite nous entraîne dans un véritable mystère qui coûta sa place (et sans doute sa santé à Thalberg), indirectement causa la chute de Shearer et la disgrâce de Crawford.
Depuis l'avènement du parlant, les studios se livraient une guerre dans la surenchère du "tout parlant, tout chantant" et achetaient très cher les droits des comédies musicales de Broadway. "Great Day", dont la carrière venait de s'achever après simplement 29 représentations, comportait cependant d'excellentes chansons dont le futur classique "More than you know" et fut envisagé comme convenant parfaitement à Joan Crawford, une fois les modifications de script nécessaires effectuées. Thalberg s'empara du projet, décida d'en faire une grosse production et on commença à tourner en 1931, tout en lançant la carrière du film par des publicités dans les magazines spécialisés annonçant le futur succès à venir. Mais : après quelques semaines de tournage, le projet fut abandonné, chose assez rare à la MGM, les négatifs détruits et Thalberg destitué de son poste de numéro 2. Pour Mayer, les rushes étaient épouvantables, le projet trop coûteux et symptomatique des dérives de Thalberg : des films trop chers qui ne rapportaient pas assez.
L'arrêt de "Great Day" et sa destitution furent un coup dur pour l'ancien numéro 2 qui n'était plus désormais que simple producteur à la MGM. Thalberg continua encore 5 ans à travailler jusqu'à ce qu'il s'écroule en 1936, victime d'une pneumonie à l'âge de 37 ans. Mais on ne pouvait s'empêcher de raconter que l'échec de "Great Day" avait été décisif dans sa dégradation physique et que Mayer et Crawford en étaient entièrement responsables. Selon la version officielle, les plans tournés étaient mauvais, l'histoire décevante et les acteurs mal dirigés. Selon Joan Crawford, l'éclairage était horrible la mise en scène inexistante et les dialogues épouvantables. Selon la version non-officielle, Mayer aurait lui-même demandé à Joan de saborder le film en jouant mal, afin de pouvoir se débarrasser de Thalberg qui prenait trop d'importance.
Quoi qu'il en soit, "Great Day" demeure le seul film non-achevé de la Metro dont il ne subsiste rien, effacé des archives et des comptes du studio. Une fois veuve, Norma Shearer s'enferma dans son rôle de Mater Dolorosa et se concentra sur des projets prestigieux, dont le public se moqua. En 1942 elle décida d'arrêter sa carrière. Quant à Joan, elle eut l'occasion de se confronter à sa rivale dans "Femmes" de Cukor en 1939 mais c'était presque pour elle un chant du cygne. Elue "poison du Box-office" en 1938, ses films perdaient irrémédiablement de l'argent et en 1943, après 18 ans de bons et loyaux services, elle quitta la MGM.
Alors que Norma Shearer disparut totalement et épousa un moniteur de ski, Joan signa à la Warner et commença une seconde carrière, que couronna rapidement un Oscar pour "Mildred Pierce" en 1945. Désormais il n'y avait plus de raison de combattre Norma puisqu'elle n'existait plus. Joan aussi avait son oscar et avait bien l'intention de ne pas s'arrêter là. Elle reçut deux autres nominations pour "Possessed" et "Sudden fear", alors que sa rivale coulait une retraite paisible. Il leur arriva bien évidemment de se croiser lors de manifestations officielles et il est toujours plaisant de les voir se sourire, s'embrasser, pensant sans doute "Tu m'as volé mes films" et "Tu as tué mon mari". Mais face aux photographes il est beaucoup plus suave de sourire. Un sourire sauve de tout.