dimanche 6 février 2011

La question suave du jour : pourquoi le point de croix est-il suave ?


Tout comme il y a quelques semaines nous nous demandions si le roller était suave, il nous a semblé important de nous interroger aujourd'hui dimanche, sur le degré de suavitude d'une activité vieille comme le monde et dont l'origine est d'ailleurs inconnue : le fait de croiser deux fils sur une trame et de recommencer jusqu'à ce qu'un motif s'en dégage... le point de croix !

L'histoire de cette sage activité commence d'ailleurs en Europe par une escroquerie, datant de longues après-midi d'entre 1066 et 1082 et exposée à Bayeux : la tapisserie du même nom, qui n'en est pas une, de tapisserie, mais bel et bien une broderie au point de croix. Rien de très original au XIème siècle, la reine Mathilde, comme la plupart des femmes, occupe ses journées comme elle le peut et la broderie devient l'équivalent du sudoku ou des mots fléchés, c'est à dire l'unique distraction empêchant les dames en hennin de se jeter du haut des tours de garde d'ennui.


En gros, jusqu'au XVIIIème siècle, on brode parce qu'on n'a pas le choix et surtout parce qu'on est de sexe féminin. Dès leur plus jeune âge, les fillettes reçoivent une trame, du fil et une aiguille et peuvent alors s'exercer sur leur marquoir, sorte de pièce de tissu (lin puis coton) sur laquelle elles enchaînent lettres et motifs, perfectionnent leur technique et surtout qui n'appartient qu'à elles : on ne prête pas plus son marquoir que sa brosse à dents. Ceci explique l'océan d'abécédaires parvenus jusqu'à nous et l'habitude pour changer de broder son trousseau.

Le XIXème siècle est un siècle magnifique qui va, non seulement apporter au monde l'électricité, les chemins de fer et le Saint-Honoré (oui, le gâteau) mais surtout, grâce à l'industrialisation galopante, la trame manufacturée, les fils de couleurs et les patrons. Et c'est ainsi qu'un jour naît le canavas, sorte de kit pour broderie que le point de croix attendait depuis toujours.


La sainte patronne du point de croix se nomme alors Thérèse de Dillmont, elle dirige l'Ecole Impériale de Broderie de Vienne lorsqu'un industriel du fil, Jean Dollfus-Meg, patron de la toujours célèbre société DMC, lui propose de venir s'occuper du développement de son secteur fils à Mulhouse. Créant en Alsace sa propre école, elle écrira surtout "L'encyclopédie des ouvrages de dames", vendu à plus de 2 millions d'exemplaires et dans 17 pays. Le point de croix est prêt à envahir le monde.




Longtemps cantonné aux dames à la licorne médiévales (un souvenir des origines), aux scène de chasse et aux reproductions de toiles de maîtres ( combien d'Angélus, de Liseuses, de Jeune fille à la perle offerts en cadeaux de mariage ?), le point de croix, grâce au canavas va peu et peu s'émanciper et entrer dans l'ère moderne. Les sujets deviennent pop, d'ailleurs plus rien n'échappe aux travailleuses du fil, et enfin l'abstraction règne : c'est à la fois l'apogée et la fin de la broderie, nous sommes dans les années 70.




Pour de sombres raisons d'émancipation, la femme ne veut plus croiser ses écheveaux, terminées les soirées à nouer, le point de croix devient rétrograde, humiliant, c'est la fin.

Parvenu jusqu'à cette mort pathétique, le suave visiteur que vous êtes s'inquiète fort justement : intéressant mais quoi de suave dans tout cela ? Eh bien tout ! Tout est suave dans le point de croix et pour les mêmes raisons qui nous font aimer le roller, le tennis de table ou les sleeveface. Enumérons afin d'être plus clair : le canevas tout d'abord nécessite peu d'investissement et de savoir-faire. Mais il sait satisfaire également les plus ambitieux et artistiquement précoces : oui, la bataille de Poitiers est faisable en fils retors mat pour toile rustique. De plus, et ce n'est pas là sa moindre qualité, TOUT est faisable en point de croix, ne haussez pas les sourcils, nous allons vous le démontrer.

Depuis la fin des années 90, le point de croix effectue un étonnant retour en grâce, c'est d'ailleurs la broderie en son ensemble qui passionne de nouveau : écoles de broderie, expositions, journée du fil, même les plasticiens s'en mêlent (sans jeu de mots). Aujourd'hui la trame permet l'expression, le fil se fait sentiment, le point de croix devient art. Et comme tout mouvement il offre des tendances dont voici les principales.

Tout d'abord admirons le courant "Je n'ai peur de rien" : le canevas, forcément dépassé, s'attaque à des sujets incono-rigolo. A l'image de : moins + moins = plus, kitsch + kitsch = woaw !



Le point de croix minimaliste est devenu en quelques temps le pixel du coton : le point de croix semble sortir d'un Télécran, il est souvent humoristique et dans l'air du temps.



Peut-être parce qu'il incarne une technique archaïque, le point de croix se rue avec ironie sur les symboles de l'ère video : qui n'a pas envie d'un plan de SuperMario ou d'une manette Nintendo en canevas ?



Evidemment, pour pleinement apprécier les innombrables qualités de la broderie, il faut un jour ou l'autre l'essayer. A vous alors sérénité et zénitude, agilité des doigts et sens développé de la couleur, pour ne citer que quelques uns des avantages que vous retirerez à croiser régulièrement chez vous, au bureau ou au cinéma.

Avant de crier : "je ne suis pas manuel", Soyons-Suave vous propose quelques modèles simples pour démarrer, qu'un encadrement ne fera que sublimer. Et c'est sans compter qu'un canevas sans prétention mais joliment réalisé fait un cadeau original lors d'un dîner ou d'une communion.





Soyons-Suave ne peut que vous inviter à croiser quand le coeur vous en dit, à croiser quand ça ne va pas fort, à croiser encore quand un besoin de suavitude se fait sentir. Une dernière chose : le point de croix adore l'accumulation, ce qui sans doute la meilleure nouvelle de ce billet.

3 commentaires:

Gaëlle a dit…

C'est merveilleux de précision, de clarté, juste ce qu'il faut d'anecdotes pour nous tenir en haleine jusqu'au bout... Vous êtes un maître !

charlus80 a dit…

Grâce à vous je vais enfin atteindre le comble de la suavitude! Faire du point de croix...en roller!! Merci!

soyons-suave a dit…

@ Charlus : faîtes attention à vous tout de même.
@ Gaëlle : totalement inspiré par votre propre exposé sur la Renaissance tardive... Enfin une fois de plus nous rougissons. Merci.