dimanche 6 mai 2012

Les très suaves heures de l'histoire contemporaine : le jour où Alla s'offrit un jardin.


En 1919, Alla Nazimova est sans doute l'une des actrices de cinéma les plus célèbres au monde et incontestablement l'une des mieux payées d'Hollywood. Depuis qu'un contrat signé en 1917 la lie avec la Metro Pictures, elle touche pour chaque tournage 13000 $ par semaine ce qui correspondrait aujourd'hui à plus d'une centaine de milliers d'euros. Sachant qu'il n'existe alors ni réels impôts ni taxe d'aucune sorte, et qu'en deux ans elle a tourné 7 films, Alla Nazimova est, en plus d'être une star, une femme très riche.

Son succès est d'autant plus spectaculaire que cela fait à peine plus de 10 ans qu'Alla Nazimova est aux Etats-Unis, arrivée en 1906 à NY sans parler un seul mot d'anglais. Révélée sur les planches à Broadway, elle a fait découvrir au public de la côte Est Tchekhov et Ibsen avant de se rendre à Hollywood et un jeu auquel les américains n'étaient pas habitués : Nazimova a été, à Moscou, élève de Stanislavski.


L'ampleur de la popularité dont jouit Alla est sans doute difficile à véritablement concevoir aujourd'hui et semble plus proche de l'idolâtrie qui entourait Sarah Bernhardt ou Anna Held quelques années plus tôt que de l'hystérie qui suivra dans les années 40. On ne crie pas sur le passage d'Alla Nazimova, on lance un "Oh" sec et un peu étouffé et à la rigueur, si on est très émotif, on tombe à genoux.

Il faut dire que, née à Yalta et âgée de 40 ans mais en paraissant à peine 18, Alla possède le type même de beauté exotique qui plait et intrigue. Sa vie privée semble aussi débridée que ses interprétations et bien que mariée, elle ne cache rien de ses relations avec des femmes influentes qui vivent très bien sans homme : Mercedes de Acosta, la réalisatrice Dorothy Arzner, la décoratrice Natacha Rambova, future épouse de Valentino ou Dolly Wilde, nièce d'Oscar.


C'est d'ailleurs afin de placer son argent et surtout de fonder un havre de paix pour ses amies et elle qu'Alla achète en août 1919 un terrain imposant situé sur Sunset Boulevard. L'achat est suffisamment extravagant, en raison, autant de la taille du lopin que du prix de vente, pour qu'on lui consacre un article dans le LA Times.

Parce qu'elle a joué à New York dans une pièce tirée du roman de Robert Smythe Hichens intitulée "The Garden of Allah", Nazimova baptise immédiatement sa nouvelle propriété "The Garden of Alla", lui ajoute une piscine de la forme de la mer Noire et entame de nombreuses rénovations. Conservant la maison principale, elle lui adjoint un manoir dans le style hispano-mauresque en vogue à l'époque, des bassins et une mini-forêt tropicale.



En très peu de temps, "The Garden of Alla" va s'entourer d'une réputation sulfureuse, un lieu où l'hôtesse organiserait des orgies, où on se promènerait rarement vêtu et où surtout toutes les jeunes femmes sans tabou seraient les bienvenues. Tout cela tient sans doute de la légende mais il est vrai que rapidement, la maison d'Alla va devenir le refuge lesbien dont a sans doute rêvé sa propriétaire. Pas une célébrité pratiquant l'amour saphique en visite à Los Angeles n'oublie de lui rendre visite.

A présent propriétaire terrienne et reine d'une ruche toujours en effervescence, Alla Nazimova ne voit pas pourquoi elle ne dirigerait pas sa carrière comme elle vient de prendre en main la construction de son paradis, c'est à dire en s'occupant de tout. A partir de la fin de 1919, elle sera systématiquement scénariste et productrice de ses films, ce qui ne va pas toujours s'avérer très heureux.



Si tout se passe bien avec les premiers films dont elle a le contrôle et qui sont des déclinaisons de ce qu'elle a déjà pu faire, les choses se gâtent en 1921 lorsque Alla se lance dans de très ambitieux projets artistiques, fortement influencée par ses nouvelles amies. "Camille", adaptation de "La dame aux camélias" d'Alexandre Dumas donne sa chance à Valentino mais est un semi succès. Quant aux adaptations de "La maison de poupée" d'Ibsen et de "Salomé" d'Oscar Wilde, ce sont d'immenses échecs, d'autant plus douloureux qu'ils ont coûtés extrêmement chers.

La situation financière d'Alla est telle qu'en 1925, son conseiller en investissement lui suggère de transformer une partie de sa propriété en hôtel et bungalows, ce qui lui assurerait un revenu plus régulier que ses films. Alla s'exécute, les travaux commencent et ils s'achèvent à peine en 1927 que la nouvelle tombe : Alla est ruinée.


Parce que ses trois productions de 1925 ont été des échecs et que son train de vie n'a pas changé depuis qu'elle gagnait 13000$ par semaine, Alla Nazimova n'a pas anticipé la faillite à laquelle elle doit faire face. Contrainte et forcée, elle vend donc en 1927 son jardin, en y conservant néanmoins à vie la jouissance d'un appartement.

Commence alors la nouvelle existence du "Garden of Allah", qui a entre temps hérité d'un "h" final afin de gommer toute référence à l'actrice, résidence de luxe composée d'un hôtel, d'appartements, d'un restaurant et encadré de deux bars, un plutôt pour demoiselles et un second pour messieurs. Ce sera d'ailleurs l'un des pied à terre de Cukor à ses débuts à Hollywood. Mais parce qu'il y plane encore l'esprit de son ancienne propriétaire que l'on croise régulièrement et qu'il fait partie des lieux incontournables de Los Angeles, on peut voir, dans les allées du Garden of Allah, Greta Garbo, Marlene Dietrich, Lili Damita, Dorothy Parker ou Scott Fitzgerald.



Nazimova va poursuivre sa carrière au théâtre mais pour le cinéma, c'est une autre histoire. Le public s'est trouvé de nouvelles idoles et puis le parlant est arrivé. On la voit cependant jouer les mères de Robert Taylor et Tyrone Power ce qui prouve qu'elle est toujours en relation avec le gay Hollywood. Sa dernière apparition sera dans "Since you went away" où elle croisera Claudette Colbert, Agnes Moorehead et Hattie McDaniel ce qui prouve qu'elle n'est pas oubliée du Hollywood lesbien non plus. Le film sera produit par Selznick fils.

Son jardin, où elle est de moins en moins présente, se métamorphose au gré des décennies et après un dernier relooking dans les années 50, ferme ses portes. Le terrain, l'hôtel et les bungalows sont vendus, vente qui donne cette fois lieu à un article dans le Time en juillet 59, presque 50 ans après celui dans le LA Times annonçant son achat et une mémorable vente aux enchères.


Il est inutile de chercher aujourd'hui les vestiges du Garden of Allah. A son emplacement se dressent un banque, un fast food et un parking... n'oublions pas que nous sommes à Los Angeles. Mais on en trouve une réplique dans le parc d'attraction Universal en Floride.


Aussi vite oubliée qu'elle était devenue une star, Alla Nazimova, décédée en 1945, fit un étonnant retour il y a peu lorsque Lady Gaga lui rendit un hommage capillaire. Mais savait-elle vraiment ce qu'elle faisait ? Sans doute pas plus que les visiteurs qui arpentent de façon dubitative le Jardin reconstitué à Orlando : un hôtel islamique ? En plein parc d'attraction ? Est-ce suave ? Tout se perd, suaves visiteurs, tout se perd...

3 commentaires:

Anonyme a dit…

je n'aurai qu'un mot: passionnant...suavement passionnant!
Celine la saga

soyons-suave a dit…

Compliment d'autant plus suave qu'il vient de vous Céline, merci :)

Fabrice a dit…

L'insuccès de son adaptation de "Salomé" est imméritée, mais il faut reconnaître que ce film, chef d'oeuvre absolu, peut dérouter.