dimanche 4 décembre 2011

Les très suaves heures de l'histoire contemporaine : le jour où Johnny Mercer créa Capitol records.


Le 8 avril 1942 naissait à Los Angeles une nouvelle maison de disques, dans une relative discrétion quand cela aurait du être, au contraire, un évènement remarqué. Il s'agissait en effet d'une première, toutes les grandes compagnies américaines, Decca, Columbia, RCA se trouvant alors sur la côté Est et aussi étrange que cela puisse paraître, la Californie ne comptait donc aucun label.

Un temps envisagée sous le nom de "Liberty records", la nouvelle société opta pour "Capitol records", affichant ainsi ses ambitions : dominer l'industrie du disque, à l'image du dôme du Congrès qui surplombe Washington. Et c'est assez rapidement ce qui se produisit, grâce aux trois hommes responsables de sa création : le propriétaire de magasins de disques Glenn Wallichs, le producteur et compositeur Buddy DeSylva et notre héros du weekend, Johnny Mercer.



Au début de l'année 1942, Johnny Mercer est coincé à Los Angeles, en partie en raison de ses activités de parolier pour les studios hollywoodiens mais surtout parce qu'il anime, à la radio, des programmes destinés aux soldats US basés en Europe. Etrange période : Los Angeles, depuis l'entrée en guerre des Etats-Unis, s'est vidée et les artistes n'ayant pas rejoint le front semblent, pour la plupart, mobilisés à remonter le moral des troupes. Quant aux autres, ils sont au chômage en attendant des jours meilleurs.

Mercer, qui regrette qu'autant de gens de talent se retrouvent ainsi sans activité, est également préoccupé par les nombreuses lettres qu'il reçoit de soldats désespérés de ne pouvoir se procurer sur disques les shows qu'il produit à la radio et qui sont diffusés, décalage horaire avec l'Europe oblige, à des heures impossibles. Et c'est une discussion avec Glenn Wallichs, propriétaire du magasin Music City qui va déclencher la création de Capitol.


Le Music City de Wallichs est, depuis 1941, le plus grand magasin de musique des Etats-Unis. Si on y trouve des partitions et des instruments, il est surtout le premier à avoir mis les disques à la disposition des clients (plus besoin de les demander à un vendeur derrière un comptoir) et, comble de la modernité, il dispose de cabines insonorisées où il est possible d'écouter son futur achat en toute tranquillité.

Toujours soucieux de diversifier ses activités, Wallichs confie à Mercer lors d'une de ses visites qu'il envisage de construire une cabine d'enregistrement et pourquoi pas de produire lui-même des disques, hors du circuit des labels. Mercer trouve l'idée formidable, d'autant qu'il déplore la qualité très moyenne des enregistrements du marché. Decca, par exemple, à la réputation de produire des 78 tours volontairement fragiles, supportant quelques écoutes avant de se briser, obligeant le client à racheter un nouvel exemplaire.

Buddy deSylva

Entre alors en piste Buddy DeSylva, ami de Mercer, ancien producteur de la quasi totalité des films de Shirley Temple et désormais chef de la production à la Paramount. Contacté par Mercer et Wallichs afin de savoir si la Paramount serait intéressée par le lancement d'une maison de disques, il répond que son studio à priori n'a pas l'intention de s'aventurer dans la musique mais que lui trouve l'idée géniale.

Avançant de sa poche les 25000 dollars nécessaires à la création de la société, il donne ainsi naissance à Capitol records, premier label d'Hollywood, dont Mercer se retrouve président et Wallichs président exécutif, poste qu'il partage avec DeSylva.


Ella Mae Morse et Mercer

Capitol records existe donc et il reste à débuter la production, ce dont Mercer doit se charger mais que complique l'embargo que le gouvernement américain vient de lancer sur la gomme-laque, étrange résine sécrétée par de petites cochenilles asiatiques, indispensable à la fabrication des 78 tours et entrant également dans celle des obus. Dès l'annonce de la restriction imminente de gomme-laque, Wallichs achète plusieurs dizaines de tonnes de disques destinés à la casse, qui compressés et traités, assureront à Capitol la possibilité de produire des galettes.

Une grève des musiciens de studio menaçant également, Mercer signe dans l'urgence quelques uns de ses amis qu'il pousse aussitôt en studio afin d'enregistrer les premiers disques Capitol. En juin 42 les premiers 78 tours de la firme sont dans les bacs. Et si le tout premier pressage Capitol, une reprise de "I found a new baby" par l'orchestre de Paul Whiteman est gentiment reçu, le second va lancer immédiatement la compagnie. Il s'agit de cela :



Ella Mae Morse, qui a débuté à 14 ans comme chanteuse de l'orchestre de Jimmy Dorsey, a 17 ans lorsqu'elle entre dans le studio loué par Capitol pour lui faire enregistrer "Cow cow boogie", charmante petite chose country qui parodie les clichés western, composée par Gene DePaul et Don Raye, duo responsables de plusieurs tubes des Andrew Sisters. Après un tour de chauffe afin de placer sa voix, Ella voit Mercer entrer dans la cabine où elle se trouve et lui déclarer que la prise est bonne. Manquant de s'évanouir la jeune fille supplie qu'on lui laisse refaire un essai ce que Mercer refuse. Capitol en vendra 1 millions.

La philosophie de travail de Mercer était finalement assez simple : choisir les meilleures chansons originales, les meilleurs arrangements et la meilleure voix, accompagnée par les meilleurs musiciens. Pourquoi dès lors passer des heures en studio ? Fonctionnant avec Ella Mae Morse, la technique sera adoptée pour Margaret Whiting qui vendra également 1 million d'exemplaire de son premier titre, "My ideal" mais aussi pour The Pied Pipers, stars de Capitol, accompagnés souvent de Mercer lui-même.



Dès la fin de l'année 1942, Capitol records peut se vanter de faire des bénéfices, en 1945, la firme affichera plus de 6 millions de dollars de recettes. Mercer restera président jusqu'en 1947. Entre la création et cette date, c'est à dire en 5 ans, Capitol records est devenu un monstre du disque, qui possède sous contrat pratiquement tous les plus grands noms de l'époque et peut se vanter d'avoir changé les standards de la production. Accaparé par l'écriture et ne comprenant rien au business, Mercer préfère laisser sa place. Il conservera un rôle de consultant qu'il n'exercera finalement presque jamais.

Sans Mercer, Capitol continuera de se développer, jusqu'à être racheté au début des années 50 par le géant britannique EMI qui contribuera à faire du studio un exemple de modernité. C'est alors que sera construit le siège emblématique de la société, le Capitol Building, dont l'architecture évoque une pile de disques et qui est régulièrement détruit dans les films catastrophes.


Mais Capitol sans Mercer c'est un peu de classe qui disparut. C'est sous son impulsion que la firme signa des artistes comme Peggy Lee ou Nat King Cole (que Mercer lui-même poussa à chanter), qui sera le plus gros vendeur de disques de la société jusqu'à ce que, au début des années 50, Frank Sinatra ne devienne à son tour un artiste maison.



Nous trouvons fort suave que Mercer ait également été derrière la signature de Judy Garland, son ancien amour, pour laquelle il avait composé "I remember you" au lendemain de leur rupture. Star à l'écran, Judy Garland, sous contrat avec Decca, était pourtant une piètre vendeuse de disques. Une fois chez Capitol et discrètement pilotée par Mercer, elle enregistra ses plus beaux albums et reçut son premier disque d'or.

Judy et Glenn Wallichs

Ne serait-ce que pour ça : merci Johnny! C'était très chic.

Aucun commentaire: